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SINOCLE – 11 novembre 2021 – L’Occident, attraction fatale ou repoussoir stratégique ?

La guerre pour la modernité est une guerre féroce. L’Occident qui s’en est longtemps attribué le monopole n’en est plus le seul héros. De nombreuses puissances émergées ou émergentes lui contestent désormais le titre au nom de leur vision singulière. Et la Chine est devenue l’épicentre de la contestation mondiale du monopole occidental de la modernité. Avec une obsédante question : suffit-il qu’une puissance se modernise pour prétendre à la modernité ?
Les courants intellectuels chinois qui remettent en question aujourd’hui le modèle occidental de la modernité viennent d’horizons divers même si la formation intellectuelle de leurs principaux représentants a souvent un air de famille : ils sont philosophes, économistes, juristes ou historiens et doivent généralement leur formation conceptuelle aux sciences sociales. On en trouve un catalogue sélectif dans L’anti-occidentalisme chinois, le très utile livre de Claude Geoffroy, sinologue, interprète et expert près la Cour d’appel de Paris, publié aux éditions des Indes savantes.
« Les rapports de force entre l’occidentalisme et l’anti-occidentalisme se sont inversés au cours des trois dernières décennies » note l’auteur. Cinq grandes familles sont ainsi parties à l’assaut de la modernité occidentale : les libéraux, la Nouvelle Gauche, les néo-confucianistes, les modernistes post-coloniaux et les nationalistes. Tous ont lu et travaillé, en plus de la pensée classique et moderne chinoise, les grandes références de la pensée occidentale, Tocqueville, Stuart Mill, Weber, Hayek, Berlin, Popper, Habermas côté libéral et les théoriciens de l’Ecole de Francfort côté Nouvelle Gauche.
Repartons d’abord du socle conceptuel de la modernité occidentale. La façon la plus efficace de la baliser, au risque d’être un peu réducteur, reste le triptyque économie de marché + Etat de droit + société ouverte. En sophistiquant l’affaire on peut ajouter les combinaisons suivantes : esprit critique + universalisme des valeurs + éducation de masse ou liberté + égalité + prospérité. Ou encore démocratie + science + culte du progrès ou même émancipation individuelle + séparation des pouvoirs + justice sociale. L’essentiel étant que dans chaque combinaison les trois termes fonctionnent harmonieusement et qu’aucun des trois ne déséquilibre l’ensemble.
C’est précisément à ce triptyque fondateur et ses corollaires que s’attaquent les écoles de pensée fédérées par ce que Claude Geoffroy nomme l’anti-occidentalisme chinois. « La mondialisation est en réalité un processus de mise en conformité de tous les pays du monde avec l’Occident » note ainsi Wang Shaoguang pour résumer leur point commun.
Les libéraux dont le père fut Hu Shi mort en 1962, boursier en 1910 à Cornell University puis à Columbia, ami de John Dewey, penseur du Mouvement de 4 mai 1919 qui voulait moderniser son pays par la science et la démocratie, s’illustrent notamment avec les historiens Qin Hui et Zhu Xueqin, le philosophes Yuan Weishi ou Xu Youyu, les économistes Wang Dingding ou Mao Yushi. Tout en défendant l’économie de marché et l’Etat de droit ils ne croient pas l’identité chinoise soluble dans la mondialisation, surtout quand son fer de lance est l’Amérique.

sinocle-1-20220205La Nouvelle Gauche avec des personnalités comme Wang Hui, Wang Shaoguang ou Can Yang, ne croit pas, comme son nom l’indique, à l’auto-régulation du marché et veut éviter que les réformes chinoises n’aboutissent à un capitalisme prédateur et accélérateur d’inégalités.
Les néo-confucianistes comme Tu Weiming, Jiang Qing, Chen Ming  ou Kang Xiaoguang s’attaquent à l’hybridation de la culture chinoise et au mercantilisme de la nouvelle société et à ses maux « la sécularisation extrême, le règne de la médiocrité, l’assouvissement des désirs, le nivellement de tout » comme le rappelle Jiang Qing, un ex juriste qui a fondé une nouvelle académie dans les montagnes du Guizhou dont la vocation est de réinitier les esprits amnésiques aux subtilités de la grande pensée chinoise classique.
Les modernistes post-coloniaux, comme Zhang Yiwu ou Wang Yichuan, veulent siniser la culture chinoise en s’attaquant à la suprématie de l’esprit européen des Lumières notamment dans le monde de l’art et de la culture. Quant aux penseurs nationalistes comme Wang Xiaodong ils cherchent à réconcilier les intellectuels avec le peuple et s’attaquent à l’américanophilie de l’élite chinoise libérale, à l’hégémonie des valeurs américaines qu’ils jugent toxiques et à ce qu’ils appellent la relativité des valeurs occidentales, à savoir la séparation des pouvoirs, le multipartisme, la liberté d’expression, le suffrage universel.
Même si la contestation chinoise de la confiscation de la modernité par l’Occident est légitime, elle cache au moins deux paradoxes.
Premier paradoxe : les intellectuels et les chercheurs chinois se disputent et se divisent sur la façon la plus juste de siniser la modernité sans parvenir à produire un modèle univoque et une vision commune susceptible d’avoir un fort impact mondial.
Deuxième paradoxe : la relation des intellectuels chinois avec le modèle occidental de la modernité est autant, si ce n’est plus, affective qu’intellectuelle. C’est un cas exemplaire d’amour-haine ou, autrement dit, un bel exemple de ce que l’ethnopsychanalyste Georges Devereux appelle « l’acculturation antagonique ». Le but d’une telle construction mentale ? S’approprier la culture de l’autre pour mieux lui résister « en mettant fin à la menace qu’elle représente ». Digérer la culture étrangère permet ainsi de renforcer sa foi dans la supériorité de sa propre civilisation.
L’Occident, une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé pensait Cioran. Et dans Histoire et utopie le philosophe récidivait ainsi : « Quelle malédiction a frappé l’Occident pour qu’au terme de son essor il ne produise que ces hommes d’affaires, ces épiciers, ces combinards aux sourires nuls et aux regards atrophiés que l’on rencontre partout en Italie comme en France, en Angleterre comme en Allemagne ? Est-ce à ces dégénérés que devait aboutir une civilisation aussi délicate, aussi complexe ? Peut-être fallait-il en passer par là, par l’abjection, pour pouvoir imaginer un autre genre d’hommes ». L’Occident a suffisamment à faire aujourd’hui avec la contestation de son modèle pour ne pas céder aux sirènes de son déclin trop souvent prophétisé par ses propres intellectuels.