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SINOCLE – 7 janvier 2022 – Là où Dieu n’est pas passé

« J’entends par Dieu un être absolument infini c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». Il restera de toute éternité mathématiquement impossible pour un Chinois, si lettré et philosophe fût-il, d’écrire la proposition VI du premier livre de l’Ethique de Spinoza.
Pourquoi ? Parce que sa langue ne possède pas l’équivalent de notre verbe être et que sa pensée, sans être athée, est a-théologique. Nietzsche avait raison, la métaphysique est bien l’enfant de la grammaire.
« Le Ciel parle-t-il ? Les saisons suivent leur cours, tous les existants adviennent, quel besoin le Ciel aurait-il de parler? » . Seul est donc sage celui qui ne cherche pas à connaître le Ciel. Il suffirait presque de partir de ces deux pensées si simples de Confucius pour comprendre l’écart théologique, le gouffre métaphysique, entre elle et notre Occident qui, comme l’a bien montré récemment Peter Sloterdijk, fait dès l’origine parler le Ciel. La coupure n’est pas ici entre celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas mais entre ceux qui font parler le ciel, les Occidentaux, et les autres qui jugent cela vain et inutile, les Chinois.
Borges disait qu’aux textes nous devons ferveur et loyauté et Derrida gratitude et irrévérence. C’est ainsi que l’on devient un lecteur juste et un penseur original. Ainsi donc que F. Jullien a relu tous les classiques chinois, le Classique du changement, le Livre des documents, le Classique des poèmes, Confucius, les taoïstes, Empédocle, Xénophane, Platon, Aristote, Saint Jean, Pascal, Montesquieu, Nietzsche, Freud et quelques autres.
Pascal pose la question « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? ». Mais le janséniste note seulement que pour bien répondre, il faut commencer par mettre « papiers sur table ». Ce que fait Jullien aujourd’hui à sa place, repartant de cette « force d’ébranlement » de la pensée de Pascal.
La force d’ébranlement de la pensée classique chinoise repose sur trois leviers principaux. Sa langue ne formulant ni l’être ni la première personne du singulier la fait structurellement passer à côté de l’ontologie : ne pensant pas l’Etre elle peut encore moins penser l’être suprême, absolu, paré de tous les attributs et toutes les puissances. Ne pensant pas l’Un mais la diversité des êtres dans leur avènement respectif et leur agencement mutuel, toute idée de Dieu transcendant créateur du monde lui est étrangère. Ne pensant pas le Ciel mais la façon dont « la capacité initiatrice de la Terre répond à la capacité initiatrice du Ciel » elle ne sépare pas les deux instances de régulation du monde l’une de l’autre, séparation qui donnerait à la première une dignité ontologique supérieure à la seconde. Notre Ciel est un horizon de promesse et d’espérance, le Ciel chinois est cette puissance auguste qui donne à chaque chose son amplitude et sa constance, il est le « Fonds sans fond régulateur du Grand Procès du monde ». La pensée chinoise était donc programmée pour rester sociale et cosmologique là où la nôtre se construit essentiellement comme politique et théologique.

sinocle-2-20220205Nos rois tenaient leur pouvoir de leur lignée et leur autorité de Dieu ; le roi Wen, fondateur de la dynaste des Zhou, est certes élevé à la divinité mais « sans qu’il soit jamais question de divinisation comme à Rome l’empereur ou de béatification comme dans l’Eglise ». Son ordre se confond avec celui du Ciel qui n’est pas au-dessus de lui comme avec la coupure religieuse et la projection dans la transcendance caractéristiques du tropisme théologique occidental. En Chine « la bureaucratie permet de se passer de Dieu ». Notre ordre occidental est vertical : le peuple, l’’Etat, le Roi, Dieu avec tour à tour, en fonction des frasques de l’histoire et des révolutions, une compromettante fusion entre ces différentes instances. L’ordre chinois reste horizontal et circulaire : dans la Chine antique le prince devait assurer au peuple prospérité et sécurité, garantir la continuité de l’histoire et l’unité du territoire. Soutenu par le Ciel qui pouvait lui retirer son mandat en cas de défaillance, il menait sa tâche à bien grâce à la loyauté de la bureaucratie dont la vocation était d’encadrer le peuple en évitant toute velléité dissidente, séditieuse ou sécessionniste.
Dieu est une ressource à nulle autre pareille : en passant à côté sans avoir eu besoin de faire la guerre à son idée puisque celle-ci ne s’y est pas déployée, la Chine classique a ouvert un autre horizon conceptuel. Elle a négligé la prière, lui préférant le rite, est restée de jade face à la création du monde et son majestueux récit biblique, privilégiant la combinatoire régulatrice des choses à la dynamique du Moteur originel ou du premier Principe. Sa pensée cosmologique plus que théologique ne s’est jamais construite en dissociant le sens et la vérité, n’a jamais posé le sujet face au monde ni face à l’autre, petit autre que sont nos semblables ou grand Autre invisible reconnaissable à ce qu’il se rencontre ou se révèle dans la foi, celle qui fait dire à Isaïe « j’anéantirai la sagesse des sages et l’intelligence des intelligents » et à Saint Paul que la folie de la Croix est un scandale pour les Juifs et une folie pour les païens. En pensant le monde « sans trou ni rupture, sans cause première ni fin dernière, sans Un ni Premier » la Chine reste, malgré tout le zèle des Jésuites, à l’écart de notre dispositif biblique. Elle n’en conçoit ni ressentiment ni amertume vis-à-vis de l’Occident, se tenant simplement à déployer sa propre voie, sans cette inquiétude, intellectuellement si féconde et cette dramaturgie, artistiquement si puissante.
« Mais que foutait Dieu avant la création ? » s’insurgeait Beckett. Voilà bien une autre pensée tout aussi impossible à un Chinois, si doté du sens de l’humour fût-il, que la pensée d’ouverture de Spinoza.
Reste à savoir comment la pensée occidentale qui a initié l’idée de Dieu l’a aussi bloquée : suite donc dans le prochain épisode et le prochain numéro de Sinocle qui sera consacré à L’incommensurable, livre jumeau de la passionnante enquête métaphysique Moïse ou la Chine, édité comme ce dernier aux éditions de l’Observatoire.